Liberté de la presse : la nouvelle loi européenne peut-elle faire plier les Gafam ?

Face à des Gafam de plus en plus puissants et des gouvernements européens de plus en plus autoritaires, la marge de manœuvre de l’UE pour faire respecter liberté et pluralité des médias semble bien mince.

L’Europe ne fait pas partie des premiers continents qui viennent en tête lorsqu’on imagine une presse muselée, où la liberté d’informer n’aurait plus droit de cité. Et pourtant… Il y a deux semaines, Reporters Sans Frontières, non content d’alerter sur une dégradation générale de la situation des journalistes dans le monde, pointait du doigt les dérives au cœur même du Vieux continent : "Notre étude annuelle montre une difficulté croissante pour les journalistes d’enquêter et de faire des révélations sur des sujets sensibles, en particulier en Asie et au Moyen-Orient, ainsi qu’en Europe."

Si les pays les mieux notés se trouvent bien en Europe du Nord (Norvège au premier rang, suivie respectivement de la Finlande, de la Suède et du Danemark), la 34ᵉ place de la France est à même de nous alerter... Ainsi que les dérives régulières en Europe de l’Est. Le rapport souligne en effet "les agressions contre les journalistes et les interpellations abusives" en Hongrie ou en Bulgarie, mais aussi dans l’Hexagone, en Italie… et même en Allemagne ! Les classements de l’Estonie, du Luxembourg, de la Slovénie, de la Pologne, de la Slovaquie et de la Grèce ont, eux aussi, chuté depuis la crise de 2020.

Face à cet état de fait, les dirigeants de l’Union Européenne promettent depuis plusieurs années, telle une Arlésienne, une loi qui protègerait avec davantage de conviction la liberté de la presse sur le vaste territoire uni. "L’Europe reste le continent le plus favorable à la liberté de la presse, mais la violence contre les journalistes s’est accrue et les mécanismes que l’Union européenne a mis en place pour protéger les libertés fondamentales n’ont pas encore été renforcés", rappelait Reporters sans frontières mi-avril. La Journée mondiale de la liberté de la presse, ce lundi 3 mai, est l’occasion idéale pour faire le point.

Photo : Thierry Breton, commissaire européen (Wikimedia Commons)

Empêcher les Gafam de décider de la teneur de nos fils d’infos

Le jour où RSF dévoilait son étude aux tendances plutôt négatives, le commissaire européen Thierry Breton proposait enfin un renforcement de l’arsenal législatif, afin d’assurer liberté et pluralité des médias européens. Son plan comprend trois axes : le premier consacré aux aides et soutiens financiers directs (un outil simplifié dédié aux subventions pour les médias européens a été lancé le 26 avril), le deuxième à la régulation, à la concurrence et aux fake news ("Loi sur les services numériques" et "Loi sur les marchés numériques", proposées fin 2020), et le troisième à la liberté de la presse.

Si le premier volet concerne essentiellement les professionnels du secteur, les deux suivants auront un impact direct sur les citoyens européens et la manière dont ils "consomment" l’information. Les "Loi sur les services numériques" et "Loi sur les marchés numériques" veulent s’assurer que les plateformes numériques "soient responsables des risques significatifs qu’elles induisent pour leurs utilisateurs dans la diffusion de contenus (ou produits) illicites, dangereux ou contrefaits". La transparence des algorithmes, la modération des propos haineux, ou encore les fake news font partie des cibles de ce nouvel outil législatif.

Un exemple concret : la lutte contre les gatekeepers, ces nouveaux monopoles numériques qui ne disent pas leurs noms. Il s’agit d’entreprises très connues qui limitent l’accès à des infos, des services ou des produits plus pertinents que ceux proposés. Tel Apple qui, selon la Commission européenne, est par exemple en situation d'abus de position dominante quand il prélève des commissions élevées à ses concurrents sur chaque transaction effectuée dans l'App Store. Même chose pour Facebook, dont l’algorithme biaisé agit comme un goulot d’étranglement en privant le lecteur d’informations essentielles, tout en laissant passer théories du complot et fake news, sous couvert de "défense de la liberté d’expression".

Une Europe trop faible avec les dirigeants autoritaires

Le nouveau volet "liberté de la presse", présenté mi-avril par Thierry Breton, se nomme European Media Freedom Act. Toutefois, il s’avèrera certainement plus ardu de faire plier des États souverains que les Gafam, entreprises privées. "Nous devons préparer une loi européenne sur la liberté des médias pour compléter notre arsenal législatif, afin de garantir leur liberté et leur pluralisme, piliers de nos démocraties", expliquait le Français mi-avril. "Nous avons besoin d'un mécanisme pour accroître la transparence et l'indépendance, mais surtout la responsabilité de ceux qui exercent un contrôle sur la liberté de la presse", ajoutait-il, lançant une pique à peine déguisée au président hongrois Viktor Orbán, accusé depuis plusieurs années d’une mainmise sur les médias de son pays.

En 2021, ce dernier a en effet, selon Reporters Sans Frontières, "continué à étendre son hégémonie sur le paysage médiatique hongrois et inspirer d’autres pays européens, comme la Slovénie ou la Pologne". Pour Thierry Breton, légèrement idéaliste, il faut pourtant "réfléchir à la meilleure manière de renforcer la gouvernance des médias publics, autour d'un cadre commun qui empêcherait plus efficacement les risques de politisation".

Le son de cloche est beaucoup plus pessimiste chez certains eurodéputés : "Le problème est que les attaques contre les médias viennent en fait, dans certains cas, des gouvernements nationaux eux-mêmes", a récemment rappelé la députée néerlandaise Sophie in ‘t Veld, auprès d’Europe Infos. La Commission "se cache sous le lit dès qu’il y a des problèmes, parce qu’elle a peur des gouvernements des États membres".

Concrètement, l’UE aura bien du mal à se faire respecter. Elle a déjà avoué à demi-mot que son nouvel arsenal ferait office de "recommandation", tout en voulant "respecter les législateurs et les forces de l’ordre locales". Un coup d’épée dans l’eau ? "Nous devons faire plus, même si nos compétences sont limitées", s’est résigné la semaine dernière le commissaire Breton, lors d’un discours devant les membres de la Commission de la culture et de l’éducation du Parlement européen. Le fédéralisme n’est pas une sinécure.

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