Stéphane Brizé : « c’est important de sortir de l’opposition patrons et ouvriers »

Après avoir filmé le quotidien d’un chômeur déclassé dans « La loi du marché », d’un délégué syndical en lutte contre le patronat dans « En guerre », le réalisateur Stéphane Brizé remonte l’organigramme et place sa caméra au niveau d’un décisionnaire. Avec « Un autre monde », il dissèque le moment de bascule d’un cadre performant qui ne parvient plus à répondre aux injonctions incohérentes de sa direction. L’occasion parfaite d’évoquer, avec un réalisateur qui n’a de cesse de documenter les zones de fragilité inhérentes à notre système, l’évolution de notre rapport au travail et notre nécessaire besoin de repenser le vivre-ensemble.
  • « Bravemaker », « challenge », « opportunités »,… Toute cette dialectique managériale pourrait résumer à elle seule la crise de sens que nous vivons collégialement. En cause ? Un système qui a très largement ouvert les portes à un libéralisme débridé et dévastateur… Dévastateur pour les cols bleus ? Pas seulement. Du moins, plus seulement. Dans les hauteurs des tours à open space, ceux à qui, hier, on demandait de réfléchir, ceux qu’on a sélectionné pour leurs prestigieuses études et leurs carrières de jeunes premiers, ceux à qui on demandait de trouver des solutions, se retrouvent aujourd’hui dans une posture de simple exécutant. « Il faut être plus compétitif ». Comprendre, faisons des coupes, malgré le bénéfice évident de notre activité. Mais le cadre d’hier n’est pas si bête. Il est docile, certes, mais parfois il se questionne, il s’interroge sur le sens de son travail et constate des fragilités. Malgré l’entreprise de déshumanisation, il lui reste des affects. C’est ce cadre là qu’incarne un Vincent Lindon, toujours aussi juste, qui a troqué, à l’occasion, la veste en cuir du syndicaliste pour le costard du col blanc.

    Le film démarre, le personnage de Philippe (Lindon) face à sa femme (jouée par Sandrine Kiberlain), d’un bout à l’autre de la pièce, leurs avocats respectifs au milieu. Sa famille, au bord de l’implosion, semble être une énième victime collatérale. Trop absent, les heures qu’il a consacrées, par pure dévotion – « conscience professionnelle » dira-t-on – lui coûtent son mariage. La performance a un prix. Pourtant, il s’interroge. C’est au contact d’une représentante du siège (génial premier rôle pour Marie Drucker), que la novlangue va se muer en un flot d’incohérences. Le groupe réalise des bénéfices, mais il faut faire davantage d’économies. Le personnage de Philippe, en tant que directeur d’un des sites industriels, commence à questionner la rationalité de ces injonctions. Hier, on le voulait dirigeant, aujourd’hui simple exécutant.

    Floutant les frontières entre fiction et réalité, Stéphane Brizé applique la recette à l’origine du succès de En guerre et La loi du marché. Des réunions de cadres préoccupés par la nécessité de maquiller les injonctions du groupe aux scènes de confrontations avec les représentants du siège, le film dévoile l’absurdité d’un système prêt à puiser dans des notions de courage et de dépassement de soi, si chères aux cadres dirigeants, pour faire appliquer des impératifs économiques qui seront à l'origine d'une casse sociale. Mais Brizé nous invite aussi dans la psyché de son personnage, filmant ses doutes, ses regrets et le moment cathartique de sa prise de décision. Une tension intérieure permanente, magnifiée par la partition aux cordes de Camille Rocailleux, traduisant une volonté de dépasser la dimension « compte rendu du réel ». Un film qui, par sa justesse, nous invite toutes et tous à nous questionner : est-ce que ce que je fais continue à avoir du sens ?

    Un autre monde, de Stéphane Brizé, est actuellement en salle.

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