Comment la série Succession secoue le féminisme à l’écran

Loin d’être une série féministe démocratisant les vertus de l’empowerment, Succession rappelle néanmoins avec son grand final de sa saison 4 que lorsqu’il est question d’équité, les rapports de pouvoir entre femmes et hommes reste une guerre sourde et parfois impitoyable. Et les showrunners de la série HBO, avec finesse et psychologie, de rappeler que l’histoire du féminisme peut être traitée tout en nuances. Attention, des spoilers se cachent dans cet article.
  • Pendant 39 épisodes, et tout au long des cinq ans qu’aura duré la diffusion de la série, Succession aura captivé des millions de spectateurs.trices – ils et elles étaient presque 3 millions pour l’épisode 10 de la saison 4, un record pour la série. Rien d’étonnant au demeurant, pour l’un des plus grands succès récents de la maison HBO. Ce qui s’avère plus surprenant, outre le cliffhanger du dernier épisode, c’est la place attribuée aux quelques femmes dans ce monde éminemment masculin, voire viril, et dépeint comme une décalcomanie du monde réel où le pouvoir est encore trop souvent considéré comme un combat de coq dopés à la testostérone.

    Un nom, pourtant, s’est imposé sur les 4 saisons de Succession. Et c’est celui d’une femme. C’est d’ailleurs la seule présente sur les posters promotionnels, planquée derrière ses frères et son paternel. Siobhan Roy, dit « Shiv », sans être la grande gagnante de la série, n’en demeure pas moins une figure emblématique, si ce n’est du féminisme contemporain, du moins du rôle étriqué de la femme dans les super structures pyramidales.

    Les femmes, éternels seconds rôles

    Privée de la gouvernance de Waystar par Logan Roy, Siobhan (incarnée par l’incroyable Sarah Snook) semble être à l’image de toutes les femmes de Succession ; tentant tant bien que mal de se hisser tout en haut de l’édifice malgré la désarmante facilité des hommes à l'en empêcher. Il en va de même pour Gerri Killman, un temps pressentie puis finalement écartée du cœur du réacteur, ou dans une moindre mesure de l’avocate de Kendall, évincée dès que le vent tournera.

    Loin d’être présentée comme des victimes, toutes ont ce point commun de continuer à briguer le pouvoir contre vents et marées ; le meilleur exemple étant encore une fois celui de Shiv, écartée par ses deux frères de la succession lors de la saison 4. L’épisode 5 en Norvège est, à ce titre, emblématique de ce mécanisme machiste tendant à écarter les femmes de la prise de décision dès lors que les affaires deviennent « sérieuses ». Pour le meilleur ? Évidemment pas. Pour le pire : puisque dans ledit épisode, Kendall et Roman, seuls au sommet, s’avèreront incapables d’agir intelligemment. Plus bas, les femmes attendent leur tour, en vain.

    Le cruel rapport des hommes au pouvoir

    Plutôt que de céder à la facilité en surjouant la victimisation des rôles féminins ou pire encore, leur désir de vengeance héritée des codes masculins, le showrunner Jesse Armstrong (un homme !) préfère exacerber à l’écran les pires déviances de ceux qui les ont fait souffrir.

    On pense évidemment aux « dick pics » de Roman envoyés à Gerri, au rôle d’esclave sur smartphone auquel est cantonné Jess Jordan (incarnée par Juliana Canfield) vis-à-vis de Kendall Roy, et peut-être surtout à ce très lointain second rôle, Ebba, responsable de la communication de GoJo, et qui a dû supporter l’humiliation ultime (recevoir une brique de sang congelé en pleine figure) par son propre patron, Lukas Matsson. Pas de repentance ni de regret pour ce dernier, mais pas non plus de fuite de la principale intéressée qui, par ce geste, gagne ses galons niveau courage face à l’inadmissible. Et la série, plutôt que de tenter la dramaturgie surréaliste, de dépeindre assez précisément le quotidien de millions de femmes à travers le monde, quel que soit leur place dans la hiérarchie. D'où la popularité de certaines scènes devenues instantanément des mèmes.

    L’anti-héros féministe

    Enfin, si la série Succession s’avère plus féministe qu’il n’y parait, c’est justement parce que son écriture ne l’est pas. Entendre par là que Shiv, loin d’être placée dans la fosse aux lions comme la seule héroïne morale d’une histoire sans pitié, s’avère aussi machiavélique que ceux qui la combattent. Et alors que sur les réseaux, les fans s’égorgent encore dans un débat sans fin pour savoir si les showrunners ont fait preuve de machisme dans le grand final en refusant de lui accorder le pouvoir, on peut à l’inverse saluer cette décision consistant à placer l’héritière au même niveau que les autres prétendants.


    Aussi (in)humaine que ses frères, au point que même sa grossesse deviendra finalement un non-événement, Shiv est tantôt calculatrice, tantôt cynique, tantôt vulgaire ; soit autant d’adjectifs habituellement réservés aux hommes. Et qui permettent tous, à leur manière, d’apprécier le chemin parcouru pour les femmes à l’écran, loin des clichés engagés, mais aussi très loin des poncifs sur les femmes ambitieuses telles Meryl Streep dans Le diable s’habille en Prada.

    Comme le précise cet article très intéressant de Glamour, « si le personnage de Shiv Roy représente une victoire pour le féminisme, c'est qu'elle est le rare exemple d'une protagoniste féminine qui n'est pas une héroïne féministeC'est une femme à part entière ».

    Reste maintenant à savoir quelle femme saura lui succéder à l’écran pour inspirer de nouveaux comportements au travail, moins toxiques. Et la chute de cette histoire, paradoxalement, revient à Christine Lagarde, dans une interview accordée en 2021 pour un podcast de la Banque centrale européenne qu’elle dirige :

    « Au début de ma carrière, et alors que je travaillais sur un dossier dans un cabinet d’avocats où j’étais la seule partenaire féminine, un client m’a demandé un café. Il a fallu que quelques-uns de mes associés lui expliquent gentiment que je n’étais pas la secrétaire mais que j’étais la partenaire qui dirigeait l’équipe ».

    Peut-être un début de synopsis pour une future série HBO ?

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