2021 M07 19
“Merci de faire entrer les monstres.” S’il fallait retenir une phrase du discours de Julia Ducournau, ce serait celle-ci. Face à une assemblée masquée, costumée et bien enfoncée dans les confortables fauteuils du Palais des festivals, la jeune réalisatrice, émue aux larmes, célèbre l’imperfection et la différence. La monstruosité devient, dans sa bouche, une flèche pour abattre les remparts de la normativité. “Je sais que mon film n’est pas parfait, on dit même qu’il est monstrueux.” Monstrueusement beau, Julia.
Julia Ducournau au bord des larmes lors de son discours tant l'émotion est forte. Maintenant, il ne vous reste plus qu'à aller voir cette Palme d'Or au cinéma 💫
— CANAL+ (@canalplus) July 17, 2021
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Après Grave, teen movie anthropophage coup de poing, celle qu’on a très rapidement érigée comme la cheffe de file du renouveau du cinéma de genre en France, était attendue au tournant. Avec Titane, elle terrasse l’épreuve du second film et laisse entrevoir le début d’une œuvre cinématographique complexe et intime, tissée autour de thématiques contemporaines, comme la transidentité, qu’on a que trop rarement l’habitude de voir au cinéma, du moins sous cette forme là.
Alexia, jeune femme dotée depuis l’enfance d’une plaque de titane dans la tête, baise avec des voitures, fait bander les badauds fans de grosses cylindrées et n’hésite pas à tuer par pur plaisir. Voilà à peu près le cv du personnage que l’on va suivre durant 2h. Elle sera rejoint, un peu plus tard, par un Vincent Lindon bodybuildé comme jamais, commandant d’une caserne de pompiers. Ce dernier va prendre Alexia, métamorphosée en garçon suite à une opération de chirurgie improvisée dans les toilettes d’un aéroport, pour Adrien, son fils disparu. De cette rencontre, va naître une relation père-fils faussée, contrainte et très touchante.
Exploser les stéréotypes de la binarité et redéfinir la féminité
Créature hors-normes, le personnage d’Alexia, joué par la talentueuse Agathe Rousselle, navigue entre les genres et nous dévoile progressivement les souffrances infligées à un corps contraint, exposé au regard des autres. À travers sa trajectoire, la réalisatrice questionne les inégalités de genre, érigées comme une norme, et entreprend de les déconstruire à grands renforts de mutilations et autres monstruosités. Les frontières de la féminité volent littéralement en éclat et embarquent sur leur passage les carcans et les stéréotypes de la binarité. Devenue une forme d'hybridité, la féminité d’Alexia devient l’objet d’un remodelage perpétuel.
Influencée par le body-horror de Cronenberg, Julia Ducournau multiplie les références, qu’elle plonge dans une mise en scène maîtrisée. Dans une première scène, filmée en plan séquence, elle nous transporte dans la moiteur d’une convention de fans de bagnoles tunées. Sa caméra épouse les courbes d’Agathe Rousselle, sursexualisée, qui étire ses longues jambes munies de bas-résilles, sur la carrosserie d’une cadillac couleur feu. Quelques minutes plus tard, elle s’envoie en l’air (au sens propre, oui) sur la banquette arrière de cette même Cadillac, seule, avec une voiture personnifiée et filmée comme la Christine de Carpenter. Une féminité, en trompe l'œil, car cette séquence “pose un déterminisme qui s’inscrit dans des références qu’on ne connaît que trop bien. Ce plan-séquence ne représente pas ma vision d’Alexia, c’est un leurre pour le spectateur, et dès lors, le film va creuser pour découvrir qui est ce personnage.” confie la réalisatrice à Mad Movies.
Des pompiers gabber et un Vincent Lindon piqué aux stéroïdes
La seconde partie du film se déroule dans une caserne de pompiers, temple de la masculinité la plus stéréotypée. Les corps musclés moulés dans les uniformes noir et rouge doivent faire place à Alexia, qui, sous leur regard provocateur, tente de se faire passer pour le fils du commandant. Dans cette atmosphère ultra viriliste, où les femmes n’existent pas, Vincent Lindon règne comme un roi bientôt déchu. Vieillissant, il s’oblige à conserver une forme physique en s’injectant chaque soir sa dose de virilité, des stéroïdes. Jamais l’acteur n’aura été filmé d’aussi près, les muscles de son corps rouge vif, tel un bœuf prêt pour l'abattoir, dévoilant ainsi la masculinité dans toutes ses contradictions. Tandis que l’héroïne devient un garçon par nécessité, non par envie, les pompiers surjouent les mecs jusqu’à explorer les frontières de la virilité. Rappelant le très envoûtant clip de The Blaze, Virile, leurs corps en sueur se mêlent dans une danse presque sensuelle, filmée au ralenti, avant de finir par s’entrechoquer dans une scène de pogo survitaminée.
Dans Grave, Julia Ducournau filmait déjà, avec les fraternités, une bro culture qui s’étend à toute la société. Avec Titane, elle continue de questionner cette virilité toxique : “la bro culture, c’est le fait de ne pas avoir le droit de sortir du rang.” Dans une société où la différence est considérée comme une monstruosité, la norme agit comme un rouleau compresseur et démolit toute tentative d'écart. Elle abonde dans une interview donnée à So Film : “et quelle que soit votre forme de monstruosité, ça peut juste être parce que vous êtes une femme et que vous n’avez pas votre place dans votre famille ou dans votre travail.” Partout “sévissent” de prétendues créatures hors-normes qui ne demandent qu’à être acceptées. Avec son cinéma, singulier et audacieux, Julia Ducournau plaide pour un monde plus inclusif et fluide. Un monde dans lequel chacun.e posséderait le droit de choisir qui il.elle souhaite devenir. Et à travers cette Palme d’or, il semble que le jury et derrière lui une frange de la société, aient reconnu ce besoin viscéral. Car le cinéma de genre n’est pas qu’affaire de divertissement, il est aussi un moteur capable de faire avancer les mentalités et les comportements. Bravo Julia et longue vie aux monstres.
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