2021 M07 7
Unité de lieu : Gagarine, cité ouvrière construite à Ivry-sur-Seine au début des années 60, vestige urbain d’une utopie du vivre ensemble à la française.
Dans ces intérieurs devenus quasi insalubres, un certain Youri, joué par le jeune et talentueux Idrissa Diabaté, ne rêve que d’une chose : devenir cosmonaute. En attendant, il occupe ses journées à préserver cet immense bloc de briques rouges décrépies. Accompagné de Houssam, il rafistole les éclairages des parties communes, bricole l’ascenseur et fait disparaître les tags laissés par les jeunes de son âge (tiens Finnegan Oldfield en petite frappe locale). Alors, quand l’avis de démolition est prononcé, ce dernier décide d’entrer en résistance. Avec la complicité de Diana, Lyna Khoudri en rom aux cheveux rouge Gagarine, il se donne pour mission de sauver la cité, devenue son “vaisseau spatial” (au sens propre du terme).
Poétiser la banlieue pour mieux déconstruire les clichés
Faire rimer poésie et banlieue, en voilà une entreprise audacieuse. Il suffit de jeter un œil aux fictions évoluant dans ces espaces urbains resserrés, La Haine de Mathieu Kassovitz, Bandes de Filles de Céline Sciamma, Divines de Houda Benyamina ou plus récemment Les Misérables de Ladj Ly. Tous mettent en scène une vie dure et crue dans laquelle la cité est le théâtre de toutes les violences (policières, conjugales, criminelles,...) un lieu de survie que l’on cherche à quitter par tous les moyens. Bien qu’il soit absolument nécessaire de représenter ces réalités, et il ne s’agit surtout pas de les minimiser, la fiction a cette fâcheuse tendance à fixer et influencer notre perception des choses. Alors, quand Fanny Liatard et Jérémy Trouilh font de Gagarine une rampe de lancement pour faire advenir les rêves les plus fous, en l'occurrence devenir astronaute, ils s’inscrivent complètement à contre-courant. Une ambition de forme et de fond qui renouvelle à la fois l’imagerie des banlieues et les trajectoires qui s’y tiennent. La moitié féminine du duo estime que les cités et la jeunesse qui y vit sont souvent caricaturées : « Youri aime sa cité. Pour lui, ce n’est pas qu’une utopie du passé. C’est son présent, et c’est le terreau de son avenir. La quitter, c’est tout perdre : renoncer à sa famille et à son monde imaginaire ».
Souvent représentés avec un avenir bouché et par des images négatives, la jeunesse des banlieues reste cloisonnée dans des clichés qui ne demandent qu’à être déconstruits. C’est pourquoi le personnage de Youri a développé un imaginaire à la hauteur de cette barre gigantesque qu’est la cité Gagarine. Le procédé du film, aidé par une mise en scène onirique - sans jamais verser dans la gratuité stylistique - nous y fait entrer progressivement tout en nous invitant à laisser nos attentes, propres au “film de banlieue”, à la porte de la cité. Son comparse renchérit : « Politiquement, il y a urgence à porter un autre regard sur cette jeunesse très riche et très diverse [...] Ces clichés font beaucoup de mal, il faut les déconstruire ! » Il ajoute : « […] ces jeunes qu’on n’envisage, en général, que sous un aspect statistique ou spectaculaire ont des rêves et un imaginaire immenses ».
La cité, théâtre du vivre ensemble
Symbole de modernité à l’époque des grands ensembles, la cité Gagarine portait en elle l’utopie sociale des petites villes communistes qui constituaient la “ceinture rouge” de Paris. Elle fut inaugurée par le célèbre astronaute russe lui-même, en juin 1963, et c’est seulement en août 2019 que débute sa destruction. Le duo découvre l’immeuble en 2014, à l’occasion d’une série de portraits documentaires réalisés autour de ses habitants, Jérémy Trouilh se souvient : “On a tout de suite été happée par le lieu et les gens. Dès la première visite, on s’est dit qu’il faudrait faire une fiction ici.” D’abord accueillis avec méfiance, les habitants ont fini par se livrer à Jérémy et Fanny et c’est grâce à l’aide de l’association “Voisines sans frontières”, réunissant des femmes très engagées dans la cité, qu’ils purent nouer des amitiés fortes avec des gens de tous âges.
Le film restitue très bien cette expérience du vivre ensemble, comme un petit village où tous se connaissent et s’entraident malgré la misère prédominante. Lorsqu’ils se réunissent une dernière fois pour dire au revoir à la cité rouge, c’est tout un pan de leur vie qui s’écroule sous les coups de pelleteuse. Le film raconte la fin d’une utopie, d’une époque et de l’enfance, certes, mais il ne s’arrête pas là. En soulignant le besoin de nouveaux récits, il met en lumière l’importance capitale que revêt nos imaginaires dans la construction d’une société ; “C’est mon histoire, ma cité aussi, a été détruite”, car le destin de Gagarine résonne bien au-delà de la ligne du RER C. La peinture et la brique s’effritent, mais les relations, elles, perdurent à travers le temps.
Une production verte et sociale
Au-delà de son propos positif, le film a pris des engagements dès sa fabrication en s’inscrivant dans une démarche d’éco-production. Pour réduire au maximum l’empreinte écologique du tournage, l’ensemble de l’équipe s’est vu remettre une série de règles à respecter, édictées en partie par la Région. Des gestes simples, comme la non utilisation de gobelets en plastique, un catering bio, le triage des déchets, jusqu'à l’utilisation de matières recyclables pour la fabrication des décors.
La transmission est également au cœur même du projet. La majorité des figurants présents dans le film ont vécu à Gagarine, tandis que certains jeunes se sont vus proposer des postes de techniciens sur le tournage. Une approche, similaire au travail que réalise l’association 1000 visages, visant à rendre plus accessibles les métiers du cinéma auprès de populations socialement non favorisées. Ainsi, sur les ruines de Gagarine naissent des vocations et qui sait, peut-être une nouvelle utopie, celle d'un cinéma incarné et fabriqué sans distinction de classes et de genres.