Colocations intergénérationnelles : à l'heure du Covid-19, un remède contre la solitude

Des personnes âgées "à risque" et des jeunes censément "insouciants" sous le même toit pendant une pandémie mondiale ? Sur le papier, c'était inquiétant. Dans les faits, ces cohabitations originales (mais en plein essor) ont été un rempart à la solitude et l'isolement. Focus.

"La maison du bonheur." Jointes au téléphone, Covid oblige, Johanna, 22 ans, et Marie-Claude, 84 ans, sont hilares. Le petit pavillon de banlieue qu'elles partagent depuis quatre ans bruisse également des va-et-vient de Maddy, une seconde étudiante qui partage son toit avec les deux femmes, très complices malgré leurs 62 ans d'écart. "Je leur fais souvent des gâteaux, mais je ne demande rien en échange, elles m'aident simplement de bon coeur lorsque j'ai une urgence", rassure Marie-Claude en riant aux éclats.

Un échange de bons procédés confirmé par Amélie Gentilini, cheffe de projets à l'association Le Pari solidaire : "Le jeune ne se substitue en aucun cas à une aide à domicile. Il peut rendre de petits services, mais les tâches ne sont pas prédéfinies." Car il s'agit bien ici d'une vraie colocation, ou plutôt d'une cohabitation intergénérationnelle, modèle de vie très à la mode depuis quelques années. Ici, l'asso, créée par Aude Messean à la suite de la canicule de 2003 pour lutter contre l’isolement des seniors, met en relation des personnes âgées qui se morfondent seules dans de grandes habitations, et des jeunes étudiants ou actifs (majeurs) n'ayant pas forcément les moyens de se payer un appartement ou une coloc traditionnelle en centre-ville.

"Les candidats doivent avoir entre 18 et 30 ans, être en situation régulière, s'inscrire sur la plateforme et joindre une lettre de motivation. Ensuite, nous les recevons pour un entretien", ajoute Amélie Gentilini. Il n'y a pas de conditions de revenus. Du côté des accueillants, il faut être âgé d'au moins 60 ans, être retraité... et avoir une chambre disponible à disposition.

Johanna, 22 ans, et Marie-Claude 84 ans, en coloc.

Le locataire n'est pas un auxiliaire de vie

Le Pari solidaire, s'il est l'un des plus anciens en France à avoir créé ces drôles de binômes, n'est pas le seul organisme de la sorte. Rien qu'à Paris, la mairie met aussi en avant sur son site l'association Ensemble 2 Générations, un autre réseau associatif dédié aux jeunes et seniors en quête de colocs. Et les initiatives se multiplient. La tension immobilière locative fait de l'Ile-de-France la région où les demandes sont les plus fortes, mais elles commencent à affleurer partout en France. Un réseau nommé Cohabilis a même été fondé pour créer un maillage sur tout le territoire.

Près d'Avignon, Albert et Romane vivent ensemble depuis presque un an. Même si les circonstances de leur rencontre furent quelque peu différentes, puisque c'est un vague lien de parenté qui les a réunis, leur cohabitation a d'abord fait se lever des sourcils et poser des questions dans le village. "Au début c'était un peu étrange, on allait parfois à la boulangerie ensemble et les gens devaient se demander si j'étais son auxiliaire de vie", décrit Romane, étudiante en licence de communication.

C'est que, précisément, dans certains cas, le locataire, s'il ne remplace pas les éventuels aidants, s'engage à rester sous le même toit le soir et la nuit. Au cas où quelque chose arriverait. "Nous avons deux formules au Pari solidaire, précise Amélie Gentilini. La formule 'conviviale', où le locataire paie un petit loyer" contre une liberté totale. "Et la formule 'solidaire', où le jeune ne paie rien, contre une présence le soir et la nuit." Chacun a l'air d'y trouver son compte.

« Au début c'était un peu étrange, on allait parfois à la boulangerie ensemble et les gens devaient se demander si j'étais son auxiliaire de vie. »

Rempart à la solitude et à l'isolement

Sur le papier, le boom des cohabitations intergénérationnelles aurait pu faire peur en temps de Covid, tant les personnes âgées étaient (et sont toujours) théoriquement les plus à risque, et les jeunes censément "insouciants" et souvent porteurs sains. Dans les faits, elles ont été un rempart à la solitude et à l'isolement. Même en dehors des EHPAD et autres structures hospitalières, certaines personnes âgées n'avaient plus accès à leurs proches. Une situation qui n'est d'ailleurs pas terminée. De leur côté, les jeunes en cohabitation intergénérationnelle, qui ne pouvaient plus voir leurs parents, ont trouvé des oreilles attentives.

Ce soir-là, Johanna, l'étudiante allemande en cinéma à Paris (qui ne voit sa famille qu'une seule fois par an), vient tout juste de rentrer du travail. On interroge les trois colocs sur le potentiel danger des va-et-vient de deux jeunes dans la maison d'une vieille dame, mais elles répliquent en choeur : "On fait très attention."

"Cela responsabilise", ajoute Johanna. Pendant le confinement strict, de mi-mars à mi-mai, elles ont improvisé en inventant au jour le jour un nouveau mode de cohabitation, inattendu. Mais tout s'est bien passé. Elles se sont même prêtées à une séance de selfies dans le jardin (photo ci-dessus).

Pour les nouveaux candidats, on pourrait imaginer qu'il est en ce moment plus difficile de trouver un logement. D'autant que les enfants des hôtes, qui furent souvent, au début de ces aventures intergénérationnelles, les plus réticents à voir débarquer un(e) jeune inconnu(e) dans la maison de leurs parents, ont freiné les démarches. "Avec le Covid, certains adhérents et leurs enfants ont en effet eu des réticences. Pendant le confinement notamment, ils ne voulaient pas renouveler l'expérience, de peur d'une contamination", explique-t-on au Pari solidaire.

Cependant, les appels ont très vite repris après le mois de mai, quand tout le monde a compris que cette pandémie allait durer. Car la solitude est parfois la plus aiguë et insupportable des maladies. "Les jeunes sont testés et sélectionnés de manière encore plus drastique que d'habitude", assure-t-on, encore, au Pari solidaire.

Nouvelles amitiés

Marie-Claude, elle, accueille depuis douze ans de jeunes étudiants ou actifs sous son toit . "Mes enfants avaient un peu peur au début, mais ça s'est toujours très bien passé. Clairement, ça a changé ma vie, et ça fait marcher le cerveau à 100km/h : les petites me montrent Internet car je n'y connais rien, on cuisine..." "Et on regarde des films ensemble !", renchérit Johanna.

Près d'Avignon, Albert, 78 ans, l'assure : "Ce système est remarquable, il créé des liens tout en rassurant. Et pendant le confinement, je n''étais pas seul."

"Les accueillants ont toujours un peu peur au début, alors on essaie de les rassurer, de leur montrer qu'ils ne perdront pas leur indépendance", conclut Amélie Gentilini, du Pari solidaire. Les 4000 binômes formés depuis le début de l'aventure (5000 pour l'association Ensemble 2 Générations) semblent assurer qu'en lieu et place d'une nouvelle dépendance, les personnes âgées y ont trouvé de nouvelles amitiés. Qui furent précieuses en temps de Covid-19.