À Nice, avec des migrants en quête d'une vie meilleure

Ils ont une trentaine d’années, ils ont passé la frontière française entre 2016 et 2020 et sont en attente de papiers d’identité. Sur la Côte d’Azur en transit ou pour toujours, ils rêvent d’un nouveau départ en se débrouillant, entre parcours douloureux et espoirs blessés.

Tout a commencé, en octobre, par une drôle d’histoire toute personnelle : l’oubli de mon téléphone portable sur un banc du quartier de la Libération, à Nice, après une pause déjeuner sur un banc. Distrait par une recherche d’appartement, je m'aperçois de ma bévue une bonne trentaine de minutes plus tard. En composant sans trop d’espoir mon propre numéro, je tombe sur Aldo, un homme d’une trentaine d’années avec un fort accent "africain". Il m’a d’abord annoncé être parti vers le Vieux-Nice avec mon mobile dans la poche, puis il est revenu vers moi.

Alors que je récupérais avec joie (et après un sprint à travers la ville) le rectangle de plastique contenant une partie de ma vie, mon sauveur, étonné par mon soulagement, me répétait cette drôle de phrase : "on est des gens bien au Cap Vert, tout le monde pense que les migrants sont mauvais, mais c’est pas vrai". Rejoint par un compatriote, il me montre alors son propre téléphone portable, un modèle similaire au mien, qui lui aussi contient toute sa vie. Nous passerons une demi-heure à discuter.

Ironiquement, le téléphone portable est souvent une source de moquerie et de frustration raciste pour les groupes français (ou plus largement européens) anti-migrants. Il refusent de prendre en compte le fait que le dénuement le plus extrême pousse précisément les candidats à l’exil à mettre dans leur sac le seul objet compact et tout-en-un qui, non content de maintenir un lien vers les siens restés au pays, contient photos, informations, GPS, possibilité de faire des démarches… bref, toute leur existence dans une poche de pantalon. Sans même parler des clichés sur la pauvreté, forcément endémique, qui font que certains osent encore se demander comment un docteur syrien peut posséder un smartphone dernier cri...

Souvent, des entrées régulières sur le territoire français

Pendant plus de trois mois, j’ai repensé régulièrement à Aldo, à son téléphone et à ses propos empreints de fierté et d’amertume. Les mêmes sentiments partagés tout récemment par Ben, cet exilé ivoirien de 23 ans qui me racontait son arrivée en France au terme d’une longue traversée passant par la Libye et l’Italie, avant de se retrouver à Menton puis Paris, pour finir son exil en Bretagne, où l’École alternative des monts d’Arrée (qu’il a lui-même contribué à créer) aide des migrants traumatisés à se reconstruire un futur. Toujours cette amertume, couplée à l’incompréhension d’êtres humains lancés sur les routes par désespoir et reçus avec, au mieux de l’indifférence, au pire des barrières humaines déployées dans les Alpes et les Pyrénées.

Ce fut par exemple le cas au printemps 2018, au col de l’Échelle (près de Briançon) : des militants de Génération Identitaire et Defend Europe, vêtus de leurs désormais fameuses doudounes bleues, avaient patrouillé illégalement à la frontière franco-italienne pour forcer des grappes de migrants épuisés à rebrousser chemin. Après avoir été arrêtés, ils ont été relaxés en décembre dernier par la cour d’appel de Grenoble. Il y a une semaine, le même groupuscule d'extrême droite a lancé une opération similaire à la frontière franco-espagnole, tout en courant en parallèle les plateaux télé pour y partager leur idéologie.

« "Je vivais au Sénégal pendant des années, mais ce n’était pas mieux que chez moi." (Aldo, migrant capverdien) »

Cependant, la plupart du temps, il n’y a aux côtés des migrants dits "illégaux" ni hostilité souverainiste, ni sauveur à la Cédric Herrou (cet agriculteur condamné pour avoir régulièrement traversé la frontière franco-italienne dans la vallée de La Roya, afin d’offrir de l'aide aux migrants). Juste de longs mois de galère et, à la clé, des tas de formulaires à remplir. Peut-être. 

Aldo, revu mi-janvier sur un banc du même quartier après une rapide recherche dans la ville, est arrivé en avion de manière régulière (en Italie), avant de simplement passer la frontière, laissant son visa expirer. Il veut "se construire une meilleure vie", dit-il. "Je vivais au Sénégal pendant des années, mais ce n’était pas mieux que chez moi. Je n’avais pas de femme et d’enfants, alors je suis parti avec tout l’argent que j’avais dès que j’ai pu obtenir un visa de touriste en Italie, pour aller voir ma tante."

En effet, contrairement aux idées reçues, un rapport du Sénat sur l’immigration clandestine (datant de 2016) explique que "les étrangers en situation irrégulière, en métropole, sont généralement entrés régulièrement sur le territoire national et s'y sont maintenus irrégulièrement (…) Les contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen ayant été supprimés, les étrangers désireux de se rendre en France peuvent tenter de franchir irrégulièrement les frontières extérieures d'autres États membres, jugées plus perméables."

Les images très médiatisées d’embarcations de fortune traversant la Méditerranée depuis le Maroc ou la Libye ne représentent qu'une partie de l'immigration dite "clandestine". A l'inverse, l’entrée légale puis le maintien illégal dans l'Union Européenne constituent la majeure partie des dossiers.

Pour une vie plus stable, malgré les dangers encourus

Pour Ramin, une connaissance d’Aldo venu d’Afghanistan, la Grèce était donc l’objectif à atteindre. Selon les fluctuations de la politique du président turc Erdogan, qui ouvre ses frontières plus ou moins largement suivant l’évolution de ses relations avec l’Europe, les migrants sont retenus ou lâchés. Selon les saisons géopolitiques, l’arrivée en Turquie peut donc ressembler à l'avant-goût d’un sésame européen très recherché. Avec de nombreuses désillusions à la clé.

Grèce, Albanie, Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Slovénie, Italie, puis France, fut le parcours de Ramin. "Je voudrais aller à Londres, où j’ai plusieurs amis, mais je sais que ça va être encore plus difficile maintenant, et il ne fait pas trop froid ici, donc j’attends", explique dans un français déjà solide le jeune Afghan demandeur d’asile, qui a trouvé une chambre en colocation grâce à une association locale. Pendant le premier confinement, il était hébergé dans un hôtel par le 115.

C’est que les traversées terrestres se révèlent parfois encore plus cruelles que leurs homologues maritimes, et la proximité de la frontière italienne et de ses mauvais souvenirs effraie. "On parle toujours des morts en Méditerranée, mais j’ai vu de mes yeux des gens mourir dans le désert", confirmait auprès des Éclaireurs, en décembre dernier, Ben, le migrant ivoirien rencontré en Bretagne. De plus, les dérapages (documentés) des forces de l’ordre poussent ces voyageurs de l’extrême à la recherche d’un pays-refuge à prendre de plus en plus de risques. Dans le Sud-Est, ce fut par exemple le cas de Blessing Matthew, Nigérienne dont le corps sans vie fut retrouvé en mai 2018 dans une rivière près de Gap.

Par-delà les mers et les terres, l’envie d’une vie plus stable malgré les dangers. "J’ai un cousin du Cap-Vert qui est parti dans une pirogue depuis le Sénégal", dit Pedro, le compatriote d’Aldo, en portugais. À 500 kilomètres à l’ouest du Sénégal, le Cap-Vert se trouve en effet près de la route maritime empruntée par les migrants au large de l'Afrique pour gagner l'archipel espagnol des Canaries, porte d'entrée de l'UE. Un bateau transportant une soixantaine de Sénégalais et une dizaine de Gambiens a tout récemment fait naufrage avant de dériver en mer et d'être secouru, laissant dans son sillage plusieurs morts. 

Aldo et Ramin lisent l’article mentionnant le drame sur le site de RFI, l’une des bouées de sauvetage des Africains francophones de la diaspora. Car le précieux téléphone sert aussi à cela : se tenir au courant des nouvelles venues de partout, qu’elles soient affreuses ou encourageantes. Le portable est aussi devenu un instrument de lutte, selon une passionnante étude publiée par Dana Diminescu : "L'usage du téléphone portable par les migrants en situation précaire".

Un poste-frontière réputé difficile

Dans les Alpes-Maritimes, le service migrants de la Fondation de Nice, créé en 2016, met à disposition un accompagnement social, un soutien et un hébergement pendant l’instruction de la demande des demandeurs d’asile. Il y a également La Cimade, épaulée par l’association Tous citoyens ! Plusieurs dispositifs existent : un Hébergement d’Urgence pour Demandeurs d’Asile (HUDA), un Accueil Temporaire - Service de l’Asile (AT-SA), un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) et un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS). Débordé par l'afflux de migrants, la Fondation de Nice aide en ce moment 400 personnes.

À quelques kilomètres à l’est de la ville, l’ONG WeWorld, la Coordination des Actions aux Frontières Intérieures (CAFI) et l’asso Tous Migrants surveillent, elles, le poste-frontière situé entre Vintimille et Menton, réputé pour sa dureté. "Les renvois y sont quotidiens, la brutalité fréquente", écrivait Libération en novembre 2020. "Depuis 2015, la France a fermé cette voie de passage : les trains sont systématiquement fouillés, les voitures surveillées, et les contrôles réalisés - ‘parfois au faciès’, selon les associations. La répression s’accentue lorsque la pression migratoire se fait plus forte". En 2020, seule une poignée de dossiers de demandes d’asile a pourtant été déposée.

Pour Aldo, Pedro et Ramin, l’attente sera longue.

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