Flygskam : la "honte de prendre l’avion" peut-elle décoller en France ?

Pour voir plus loin que le "phénomène de mode" qui avait envahi les médias en 2019, on est allé demander à des Français si le flygskam avait influencé consciemment ou inconsciemment leur décision de voler moins (ou de ne plus voler du tout).

S’il est plutôt difficile d’évaluer, en pleine pandémie mondiale, l’impact du flygskam, étant donné que la majorité des avions sont cloués au sol, cette tendance, apparue en Suède en 2017 et médiatisée en 2019, semble malgré tout prendre de l’ampleur, y compris en France. Selon une enquête pré-Covid d’UBS, les voyageurs européens ont commencé dès cette année-là à considérer que le transport aérien n’était plus compatible avec une protection efficace de l’environnement. L’étude prévoyait alors une croissance du trafic aérien divisée par deux.

Pour rappel succin, en suédois, "flygskam" (ou "avihonte" pour nos camarades Québécois) correspond au sentiment de culpabilité que ressentent certains citoyens sensibles à la protection de l'environnement lorsqu'ils se déplacent en avion. En effet, ce mode de transport étant connu pour son lourd impact climatique, il contribue à accélérer le réchauffement. Un mouvement apparu en Suède peu après l'Accord de Paris sur le climat, et ce, "alors que Greta Thunberg attirait l'attention sur l'insuffisance des actions, et que la Suède subissait des records de température", précise Wikipédia.

On pourrait arguer qu’en termes de pollution, le trafic aérien est loin derrière son homologue routier, les bâtiments, l’agriculture et l’exploitation des forêts quand il s’agit de quantifier annuellement les gaz à effet de serre. Mais sa charge symbolique est forte, car purement individuelle (voir le succès de la compensation carbone) et de plus en plus considérée comme non nécessaire. Dans cette optique, de nombreux Français, dont l’individualisme partage pourtant pas mal de points communs avec son pendant américain (où le flygskam est un échec total), sont tentés d’adhérer à ses valeurs.

Un « mouvement citoyen » qui parlerait à environ 10% des Français

"Les vols internes, c’est terminé", nous disait Jean il y a quelques jours dans le cadre d’un article des Éclaireurs sur l’adoption de choix non radicaux qui feraient, malgré tout, du bien à la planète. Certains des interlocuteurs rencontrés pour le présent article vont plus loin :

"Pour moi, qui hésitais à prendre cette décision forte, la crise du Covid est tombée à point-nommé, nous annonce Céline, attachée de presse à Bordeaux. Elle m’a clouée au sol pendant tout 2020, cela va probablement continuer en 2021, ce qui a, en fin de compte, facilité mon choix. Je l’ai presque considéré comme un signe qu’il était temps pour moi d’arrêter de voler en culpabilisant, comme je le faisais depuis plusieurs années. En ce moment, je n’ai pas le choix - bien que beaucoup de mes amis continuent à partir en vacances, mais c’est un autre sujet. Du coup, même dans l’hypothèse où il serait à nouveau possible de prendre l’avion sans aucune contrainte en 2022, je ne le ferai pas. J’ai décidé de désormais me déplacer en train."

Ce mouvement citoyen, qui ne parlerait qu’à environ 10% des Français selon Google Trends, inquiète toutefois les grands patrons de l’industrie aéronautique et du tourisme. À l’image d’Alexandre de Juniac, ancien directeur général de l'Association internationale du transport aérien (IATA), qui s'affolait en 2019 : "Cette mode est fondée sur l’extrême méconnaissance des engagements pris par notre industrie pour réduire sa consommation de CO2 depuis plus de dix ans", se défendait-il, en promettant alors une baisse de 50% des émissions d’ici 2050, malgré la hausse constante du trafic.

En France, un impact pour le moment circonscrit aux vols internes

Même son de cloche dans un rapport publié récemment par la Chaire Pégase (de l’Université de Montpellier, consacrée à l'économie et management du transport aérien et de l'aérospatial) : "Le fort développement du flygskam est le résultat d’un écart entre la réalité et la perception des Français concernant les pratiques environnementales du secteur aérien."

Dans ce même rapport, intitulé "Les Français et l’impact environnemental du transport aérien : entre mythes et réalités", on reconnaît cependant que "tous les éléments sont là pour une amplification du mouvement dans l’Hexagone : près de 22% des personnes interrogées ont déclaré avoir réduit leur nombre de vols (ou avoir évité de prendre l’avion) pour des raisons environnementales durant l’année 2019." Et l’étude de conclure : "En termes de trafic, l’impact semble se faire ressentir essentiellement sur les vols domestiques (sic). Le phénomène a pour l’instant un impact limité."

« Même dans l’hypothèse où il serait à nouveau possible de prendre l’avion sans aucune contrainte en 2022, je ne le ferai pas (Céline, attaché de presse à Bordeaux) »

"Je vais me restreindre à un gros voyage par an"

Alors qu’Amsterdam est devenue fin décembre la première ville au monde à bannir les publicités liées à l'industrie fossile, paradoxalement, au ministère français de la Transition écologique (où il devrait être bien vu), on tente également de minimiser le flygskam, en le rangeant dans la case des mouvements nés d’un court buzz médiatique, tout en essayant de réorienter le débat public sur les seuls vols internes, qui avaient déjà mauvaise presse avant 2019.

Afin de pousser les citoyens vers des décisions jugés "plus raisonnables", le Conseil de défense écologique a par exemple proposé d’interdire aux fonctionnaires de prendre l’avion pour se rendre depuis Paris vers le reste de la France "lorsque le trajet en train ne dépasse pas les quatre heures".

Dans la même veine, le gouvernement table depuis janvier 2021 sur la création d'une dizaine de lignes de trains de nuit d’ici à 2030. Un plan de relance voulu par le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari. Accepter les ressorts du flysgkam mais le circonscrire à la France métropolitaine, tel semble être la stratégie de l'administration Macron, qui a par ailleurs accordé de larges subventions, pendant la crise du Covid, pour sauver les avionneurs en péril.

"J'ai peur d'un phénomène de rattrapage ‘après-Covid'"

Marine, étudiante grenobloise de 25 ans, tente de concilier conscience écolo et passion des voyages en cherchant un bon compromis. "Je vais me restreindre à un gros voyage par an. Les week-ends en Europe, dont j’ai abusé pendant des années, je crois que je peux faire une croix dessus." Pour Valentin, comédien parisien de 33 ans, qui a décidé il y a deux ans de cesser de prendre l’avion, "peut-être que le flygsam m'a conforté dans mon choix. Mais je connaissais déjà un sentiment de honte vis-à-vis des pollutions et gaspillages que je causais".

Pense-t-il que la tendance peut s’étendre de manière concentrique à ses cercles familial et amical ? "Quelques amis ont décidé de réserver l’avion à des occasions exceptionnelles, comme les voyages de noces, mais ils ne sont vraiment pas une majorité ! J'ai surtout peur d'un phénomène de rattrapage ‘après-Covid’, avec l'envie de compenser tous ces mois confinés, le kérosène toujours aussi abordable, les prix cassés pour relancer la machine."

Sur la trentaine de personnes à qui nous avons posé la question, seules trois ont été catégoriques quant à leurs nouveaux modes de déplacement, influencées ou non par le phénomène flygskam. Soit les 10% de Français trouvés sur Google Trends.

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