2022 M03 31
En janvier dernier, l’Espagne a élargi sa définition juridique du féminicide pour ne plus séparer ceux survenus dans un couple et ceux découlant d’une agression sexuelle. Ce que cela change ? Cette tragique nomenclature va drastiquement augmenter les statistiques concernant « les délits à caractère clairement sexistes » comme le rapporte Courrier International. Mais avoir une vision claire est nécessaire pour débloquer un budget réellement adapté pour les combattre. Car notre voisin ibérique n’a pas attendu ce décret pour monter des digues contre la marée noire des féminicides.
Le collectif @NousToutesOrg va recenser tous les meurtres de femmes en raison de leur genre, plus seulement ceux survenus dans le cadre conjugal. Faut-il élargir la méthodologie des décomptes français des féminicides ? L'Espagne le fait déjà. https://t.co/wJUmbpG3dz
— Libération (@libe) February 2, 2022
En 2004, les députés espagnols ont voté à l’unanimité la loi « de protection intégrale » donnant des moyens concrets pour mettre fin à l’impunité des violences conjugales et agressions de genre. Premier d’entre eux, une justice ordonnée.
L’autre robe noire
Le Code pénal espagnol fut modifié pour accueillir cette catégorie spécifique de crimes visant les femmes. Dans la foulée, une centaine de tribunaux nationaux (sur 3500) furent réattribués aux violences conjugales. A l'intérieur, des juges dédiés doivent instruire les dossiers en 72 heures maximum après avoir été saisis à la suite d’une plainte ou sur simple demande d’un policier. A l’issue, ils délivrent des ordonnances immédiatement applicables. Par exemple, pour modifier un régime de garde d’enfant (et confier ce dernier à la mère) ou exiger le règlement de pensions alimentaires dues.
Mais en ayant une double compétence, civile et pénale, ces juges peuvent aussi faire expulser l’agresseur du domicile, instaurer une ordonnance restrictive en lui interdisant de s’approcher de sa victime, à son domicile comme sur son lieu de travail, et si nécessaire décréter la pose d’un bracelet électronique. Tout est pensé pour réagir sans attendre aux signaux présageant des actes violents, pour mieux protéger les victimes. Et pour que ces signaux soient captés le plus vite possible, l’Espagne a formé ses policiers.
Pour protéger et servir
Une unité spéciale a été créée au sein de la police nationale pour suivre les plaintes des femmes harcelées et violentées. « On les aide dans toutes leurs démarches administratives, décrit l’agent Eduardo Bonet à FrenceInfo, on fait le lien entre elles et le juge, on les escorte au tribunal ».
Ces agents ne portent pas d’uniforme et n’ont pas de voiture siglée pour rester proche des femmes protégées et pouvoir approcher sans donner l’alerte à l’agresseur. Même l’antenne dédiée du commissariat pourrait passer pour n’importe quel bureau afin de lever les craintes de celles qui voudraient venir leur parler.
Violences conjugales : à la rencontre des "agents protecteurs" espagnols, qui veillent 24 heures sur 24 sur les victimeshttps://t.co/PWnm411581 pic.twitter.com/Xs7I71eqhf
— franceinfo (@franceinfo) November 24, 2021
Chaque région possède une telle unité et 60 000 femmes sont placées sous surveillance chaque année, les policiers se relayant si nécessaire pour rester joignables 24h/24, par SMS et WhatsApp. Pour gagner en efficacité, les policiers peuvent compter sur un outil informatique centralisé : la plateforme informatique VioGén (pour « Violence de genre »).
Traque sur internet
« Dès que tu portes plainte, tu rentres dans le système » affirme la superviseuse Marina Rodríguez. Créé en 2007, ce système « prédit la possibilité que l'auteur de violences récidive », résume l'agent Eduardo.
Les agents entrent des informations et VioGén classe l’individu visé en 5 niveaux de risques qui serviront de guide pour anticiper des mesures de protection. Le logiciel tient ainsi compte du type de violences (physiques, verbales), de leur fréquence, du niveau de revenus du couple, du cadre de vie… Près de 40 paramètres l'aident à calculer. Des témoignages sont aussi pris par les policiers sur place pour mieux évaluer l’agresseur et le risque d’un passage à l’acte violent. Car la victime a tendance à minimiser sa situation ou la banaliser.
En fonction du résultat, les agents protecteurs modifieront le nombre de patrouilles autour du domicile et leur régularité, pour aller jusqu’à une surveillance permanente de l’agresseur. Si ce système n’a pas entièrement empêché les agressions, VioGén a fait baisser le taux des récidives de 63%. Mais surtout, il a considérablement réduit les féminicides.
Un modèle qui sauve des vies
A tous les niveaux, ce système donne des résultats. Environ 70 femmes succombaient aux coups de leur compagnon dans les années 2000. Ce chiffre est descendu à 50 depuis, ce qui reste épouvantable mais promet un espoir. Surtout quand en France, on a atteint 121 décès en 2018.
En 2017, 160 000 femmes espagnoles victimes de violences de genre ont porté plainte. En France c’était 4 fois moins. Enfin, les ordonnances de protection prononcées par les juges sont 3 fois plus nombreuses en Espagne qu’en France, pourtant plus peuplée que la péninsule méditerranéenne.
Féminicides: pour Nicole Belloubet, "nous délivrons 3000 ordonnances de protection, c'est plus de 10.000 chaque année en Espagne" pic.twitter.com/ksi7SGiLvt
— BFMTV (@BFMTV) July 7, 2019
Comparativement, le bilan de la « grande cause » présidentielle qu’était la lutte contre les discrimination et violences faites au femmes, c'est surtout un bilan mitigé selon OXFAM : « ces 5 dernières années n'ont pas permis de transformer un système profondément sexiste » déclare l’ONG en pointant du doigt « des objectifs (…) trop élevés » et des moyens (...) trop faibles » ainsi que des ambiguïtés qui font planer un sérieux doute sur l'engagement de la France dans ce combat.
Pas de surprise : pour obtenir ces effets, l’État espagnol a débloqué un budget d’1 milliard d’euros en 2018, et il compte remettre la main au porte-monnaie courant 2022. Mais au vu des vies épargnées, investir l’argent dans les forces de police et les magistrats semble être la bonne réponse. Qui aurait pu croire que le bleu des officiers serait une couleur chaude ?
Crédits photo : Ayuntamiento of Madrid ; Jérémy-Günther-Heinz Jähnick / WikiCommons