2020 M12 30
En octobre, dans une étude intitulée "Entre limites du modèle prohibitionniste et résistances à la politique de réduction des risques", la sociologue et chargée de recherche à l’Inserm (spécialiste du VIH et de la gestion du risque dans le champ des addictions) Marie Jauffret-Roustide, résumait en quelques lignes le débat houleux de 2016 sur les salles de consommation à moindre risque (les mal nommées "salles de shoot") : "En France, la persistance de la logique prohibitionniste complexifie la possibilité d’avoir un débat apaisé sur la réduction des risques et réduit l’impact positif de cette stratégie de santé publique."
« Dans ces lieux isolés, on sait très bien gérer la dépendance physique, en mettant notamment le paquet sur l’abstinence complète. Cependant, en sortie de sevrage, les usagers retrouvent le même milieu et rien ne change. »
C’est pourquoi certains centres d’hébergement, à l’image de la Bergerie de Berdine, dans le Vaucluse, affichent encore des conditions d’accès drastiques d’un autre âge, qui ne correspondent aucunement aux aspirations des personnes en crise : "Aucun traitement de substitution", "Pas de traitement psychiatrique", "Venir seul sans véhicule personnel et par ses propres moyens"…
"Cela s’apparente à un véritable chemin de croix, dans le sens catholique du terme (…) On va jusqu’à briser la seule béquille de survie psychique de certaines personnes, comme si l'addiction était encore considérée comme une histoire de volonté", estime une professionnelle en addictologie, spécialisée en réduction des risques et en ETP (Éducation Thérapeutique du Patient). Elle a souhaité rester anonyme, notamment pour ne pas s’aliéner son employeur actuel et le milieu encore fermé de l’addictologie.
"Dans ces lieux à la campagne, coupés des siens, où l’on ne te fait pas confiance et où l’on te fouille dès l’arrivée pour être certain que tu n’as pas apporté de bouteilles ou de seringues, on sait très bien gérer l’addiction physique, rééduquer en mettant le paquet sur l’abstinence complète, comme aux États-Unis. Cependant, en sortie de sevrage, les usagers auront certes appris à faire du fromage, mais dès qu’ils rentrent chez eux, ils retrouvent le même milieu et rien ne change."
Elle va plus loin : "en 1850, on évoquait l’alcoolisme sous le prisme du vice, et ça n’a pas vraiment changé : cette vision judéo-chrétienne de la dépendance ne s’adresse pourtant qu’à un certain type de personnes : des hommes d’une soixantaine d’années, en 'fin de parcours', à qui on dit ‘ne bois plus jamais’." Déconstruire les techniques (par exemple pour les toxicomanes plus jeunes), les préjugés et les méthodes, est un travail de longue haleine, et les quelques alternatives originales et efficaces ne sont financées par l’État que depuis quelques années.
La colocation solidaire, un moyen de sortir de la rue et des addictions
Pour aider à la dépendance psychologique (perte de contrôle, obsessions idéatives…), l’association Aux Captifs La Libération a par exemple imaginé un concept de colocation entre bénévoles et usagers. Dans sa définition la plus large, ce centre "d’hébergement et de stabilisation" peut accueillir 21 personnes, la plupart du temps sans-abri, et onze bénévoles. Une expérience de vivre-ensemble qui n’a pas pour but le sevrage à tout prix (un exemple marquant et quasiment unique : l’alcool n’y est pas interdit), mais permet de se confronter à un milieu différent. "Lorsque vous êtes pauvre et que vous ne côtoyez que des personnes en galère comme vous, s’en sortir devient encore plus ardu", explique un bénévole.
#HiverSolidaire prévoit aussi une évaluation sociale, menée par l’association "Aux Captifs, La Libération", qui permet d'orienter les personnes accueillies vers un dispositif d’hébergement pérenne. Pour en savoir plus : https://t.co/RwS61aV5Eq #SansAbris pic.twitter.com/wIocAxgVOo
— Anne Hidalgo (@Anne_Hidalgo) February 9, 2018
"Il faut savoir que les personnes en grande précarité ont quasiment systématiquement des problèmes de dépendance", abonde la spécialiste. Il est vrai que la rue et la dépendance sont deux sujets intrinsèquement liés, étant donné que les usagers avec davantage de ressources peuvent suivre des psychothérapies ou se faire soigner dans des établissements privés. Pour les plus précarisés, les choix sont très limités.
L’original projet de colocation des "Captifs" favorise la mixité sociale, "facilitant la réinsertion de personnes en situation d’exclusion", analysent ses responsables. "Dans ce cas de figure, il n’y a pas de rapport de domination, ce ne sont pas les personnes qui s’adaptent à la structure, mais bel et bien les 'soignants' qui s’adaptent aux personnes. En temps normal, on sort les gens de leur milieu car c’est tout ce que l’on sait faire en France, les usagers épuisés disent ‘je veux arrêter de consommer’, donc on pense bien faire en les forçant à arrêter du jour au lendemain. En réalité, les centres que l'on connaît devraient être pensés comme de simples lieux de vacances car oui, les personnes ont besoin de s’éloigner de leurs habitudes. Mais pas comme des lieux de soin."
Au Québec par exemple, les concepts de "zones de confort maîtrisés", de "boire réfléchi" et de "risque consenti" ont intégré toutes les strates du monde médico-social. On peut jongler entre une salle de consommation à moindre risque, un hébergement à court-terme en centre ouvert et des retraites à la campagne. Résultat : les taux de réussite sont bien plus élevés qu’en France. "Ici, l’ensemble du système ne répond pas aux besoins des usagers."
Paris, Strasbourg, Montreuil : en France, quelques rares options d’hébergement pour usagers dits "actifs"
Le réseau Oppelia, qui met également l’usager "au cœur de sa prise en charge", est une association spécialisée en réduction des risques et dommages (inspiré du fameux "harm reduction" anglo-saxon). Née du souhait de certains usagers de pouvoir consommer dans de meilleures conditions, elle soutient "l’autonomisation et la citoyenneté de l’usager, en contribuant à développer ses compétences et ses capacités à effectuer ses choix." Elle est surtout à l’origine du réseau de CAARUD (Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues), des accueils de jour que complètent les deux seules "salles de shoot" françaises en fonctionnement (une près de la Gare du Nord à Paris, l’autre à Strasbourg).
Salle de shoot de Strasbourg : un bilan 'exemplaire' selon son comité de pilotagehttps://t.co/NdP4nFVnf6 pic.twitter.com/6Stpaudqvn
— franceinfo plus (@franceinfoplus) December 3, 2017
Cependant, seule une poignée de ces centres d'hébergement d’urgence, notamment à Paris et à Marseille, ont une fonction "Sleep In", destinée aux usagers de drogue dits "actifs". Strasbourg ouvrira bientôt la sienne. En banlieue parisienne, Le Pavillon de Proses, à Montreuil, propose aussi un hébergement pensé pour "contribuer à la réduction des risques sanitaires et sociaux liés à l'usage des drogues". En résumé, à l’échelle française, une goutte d’eau dans l’océan quand il s’agit d’aider plutôt que de juger.
"L’Éducation Thérapeutique du Patient, c’est juste redonner le pouvoir d’agir aux gens", assure l’infirmière. Il faut cesser de les infantiliser. "Notre modèle patriarcal fait qu’on attend que le médecin décide pour nous, fait qu’on est passif. Tant qu’en France, on continuera à juste dire ‘la drogue c’est mal’ sans expliquer les tenants et aboutissants de l’addiction, les centres ne feront que perpétuer une tradition médicale obsolète. Déconstruire nos propres représentations des drogues est la clé pour pouvoir aider convenablement les gens."
Les choses s’améliorent, soit. Mais si ces politiques de réduction des risques, relativement récentes, commencent à faire leurs preuves et intéresser l’État, l’addiction est encore un problème "trop politique", estime la spécialiste. "Nous avons besoin d’une stratégie visant en priorité à aider les usagers à se protéger, à éviter la mortalité par surdose. En France, on a politisé le débat sur le coût social de la drogue. Mais la santé, c’est beaucoup plus pragmatique que cela". Des propos à sérieusement méditer.