Les villes sont-elles un lieu 100% masculin ? Oui, mais ça change

De mars 2013 à janvier 2020, la mairie de Gennevilliers, au nord de Paris, a voulu comprendre comment les femmes occupaient l’espace public. C’est ainsi que le projet de recherche-action « La ville côté femmes » a vu le jour, sous la direction de la chercheuse en géographie, Corinne Luxembourg. Réunissant sous un collectif des artistes, des habitants, des sociologues, des architectes, des urbanistes ou encore des géographes, des initiatives ont pu voir le jour pour rendre la ville plus agréable pour tous et toutes.

Si on vous dit « urbanisme », vous pensez à deux grands noms de la transformation des villes : le baron Haussmann et Le Corbusier. On pourrait aussi citer Tony Garnier et sa cité utopique (sans police, prison ou caserne), Paul Chemetov, à qui l’on doit une partie de l’aménagement des Halles de Paris ou encore Auguste Perret, qui a reconstruit le centre-ville du Havre, passion béton.

Pas besoin de grands discours, rares sont les femmes parmi les urbanistes de référence. Et pour cause, les villes modernes ont été conçues par des hommes. « Pour les hommes », pourrait-on dire. Le modulor du Corbusier est d’ailleurs encore utilisé comme repère pour la conception des habitations, prenant comme mesure standard un être humain de 1,83 m, baraqué et en pleine forme. Ce qui est loin d’être anecdotique puisque la taille moyenne d’une femme en France est de… 1,65 m.

« "La présence des femmes seules dans l’espace public ne va pas de soi. La flânerie est masculine." (Corinne Luxembourg, enseignante-chercheuse) »

Comme le rappelle, Corinne Luxembourg, enseignante-chercheuse en géographie, « la présence des femmes seules dans l’espace public ne va pas de soi. Depuis le 19e siècle, au moment de la construction des grandes avenues hausmanniennes, on accepte les hommes seuls mais pas les femmes, sauf si elles sont chaperonnées. La flânerie est masculine. »

Les femmes traversent, les hommes s’installent. Alors que la France compte plus de femmes en ville que d’hommes, elles sont moins visibles, ou du moins beaucoup plus en mouvement. « Quand on regarde les résultats à Lyon ou à Bordeaux, on retrouve exactement la même chose qu’à Gennevilliers, précise Corinne Luxembourg. Peu importe si ce sont des villes de banlieue ou des métropoles : les femmes marchent pour les autres, principalement pour la famille ou le travail, en particulier les activités liées au care, et les hommes sont dans la ville pour eux-mêmes. »

Dans l’article "La banlieue côté femmes : une recherche-action à Gennevilliers" publié en 2017 dans la revue Itinéraires, la géographe écrit : « L’espace public serait ainsi alloué aux hommes et l’espace privé aux femmes », tout comme la ville serait attribuée aux hommes, le logement le serait aux femmes, la nuit aux hommes, le jour aux femmes…

Ainsi, plus de 100 cartes mentales (où les habitantes et les habitants traçaient la ville à la main) ont été dessinées afin d’identifier les lieux aimés, peu aimés, considérés comme dangereux, sales, propres, etc ; et plus de 90 entretiens ont été réalisés. Un fait révélé par la recherche : les femmes sont majoritairement présentes dans les jardins partagés. « En les interrogeant, on découvre qu’au départ elles viennent pour le jardinage mais en fait c’est surtout lié au bien-être : regarder le jardin, les légumes et les fleurs, c’est prendre soin de soi. Quelque chose qu’elles ne s’autorisent pas forcément toujours. Leur suggestion pour améliorer le lieu : pourquoi ne pas faire pousser des arbres fruitiers, non traités, avec l’usage de vergers de maraude ? »

À l’inverse d’un « urbanisme exceptionnel, de star », Corinne Luxembourg préconise de fabriquer la ville à partir des expériences de celles et ceux qui y vivent : « C’est l’ordinaire qui fait le vécu. La ville est le creuset où les gens grandissent, se rencontrent… L’expertise des habitants permet de fabriquer de l’urbanisme qui soit vivable pour tout le monde. »

« "Il faut avoir le courage et la folie de laisser les gens libres de faire ce qu’ils veulent" (Corinne Luxembourg) »

Expertes du quotidien. C'est là que le projet « La ville côté femmes » trouve toute son originalité. Il a permis de reconnaître l’expertise des personnes visées par la recherche, soit les femmes dans l’espace public. « On est parti du principe qu’on savait faire de la géographie et que les habitantes savaient faire leur quotidien dans Gennevilliers : on a tout mis en commun. »  

Pour ouvrir des nouvelles formes d’expression, un auteur-metteur en scène, Damien Labruyère, a rejoint le projet dans le cadre d’ateliers d’écriture. « À partir de relevés du quotidien (du type « je sortais de chez moi, je rencontre Machin, je sentais telle odeur, j’étais bien, pas bien à tel endroit »), qui ont constitué une représentation et un imaginaire de la ville, les participantes ont écrit des pièces de théâtre. De la recherche scientifique nous sommes arrivés à de la production artistique. »

Où sont passés les bancs et les toilettes ? L’égalité se joue parfois dans les détails. Quand il s’agit d’urbanisme, le banc a toute son importance. Lors de l’atelier d’écriture Raconter la ville au féminin, conduit par Damien Labruyere entre 2015 et 2016, Hariette écrit : « S’asseoir sur un banc toute seule, même si c’est une invite à se prélasser impose d’avoir une occupation. Se libérer du regard de l’autre semble un exercice de haut vol ! » Selon Corinne Luxembourg, la formule est simple : il n’y a pas assez de bancs pour tout le monde, or, si tout le monde pouvait s’assoir, il n’y aurait plus de conflit d’usage.  

Autre détail, et pas des moindres, les toilettes publiques. Comme les bancs, elles ne sont pas en assez grande quantité. « Or, quand on est une femme et qu’on vieillit, la capacité d’une vessie se restreint. On a plus de mal à se déplacer. Donc sans banc, ni toilettes, on ne sort pas ou alors on fait des trajets plus courts. On n’occupe peu ou plus les espaces publics », ajoute Corinne Luxembourg.

Emmanuelle Faure, une autre chercheuse ayant participé au projet « La ville côté femmes », a de son côté mis en avant la nécessité d’installer plus de toilettes publiques dans les jardins publics. Elle a pu se rendre compte qu’une majorité des femmes qui accompagnent les enfants dans les parcs n’apportaient pas à boire par manque de toilettes à proximité. En tout, environ 350 personnes ont gravité durant les six années qu’aura duré la recherche-action, dont une quinzaine d’habitantes tout du long. Une vingtaine de chercheurs et chercheuses ont participé à ce « laboratoire associatif ». Convaincue de la démarche, Corinne Luxembourg espère que d’autres villes s’en saisiront : « Il faut avoir le courage et la folie de laisser les gens libres de faire ce qu’ils veulent ; pour les chercheurs ça ouvre des perspectives inconnues du monde universitaire. »

Aller plus loin :

Les résultats ont été publiés au fur et à mesure dans des journaux de bord, deux par an, disponibles sur le site des Urbain.e.s et ont donné lieu à la publication de deux ouvrages : La ville : quel genre ? en 2017 et Les sens de la ville en juin 2020 aux éditions Le Temps des Cerises.

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