2021 M07 1
La perspective de marcher nu en montagne aux côtés d'inconnus, de connaissances, d'amis proches, voire carrément en famille, n'est peut-être pas votre vision d'un loisir idéal. Nous non plus, aux Éclaireurs, ne savions pas trop à quoi nous attendre lorsque nous avons récemment contacté les Randonneurs Nus de Provence pour effectuer un reportage (l'auteur de cet article n'ayant jamais pratiqué le naturisme de sa vie). Alors, comment écrire justement et sans jugement sur cette pratique très marginale, parfois moquée par le monde extérieur ?
Alors on s'est lancé. Malgré la vilaine blessure du président de l'association, Jean-Paul Guido, immobilisé pendant des mois, le groupe s’est enfin réuni fin juin, après un long hiatus lié principalement à la crise de la Covid-19. Le responsable par intérim a pris les devants et donné rendez-vous aux valeureux marcheurs partants pour un samedi au cœur de la forêt. À noter : hors pandémie, l'asso organise habituellement des marches tout au long de l’année. Nous avons au moins échappé aux randos en raquettes, nu dans la neige par 0°.
Pas de méprise : c’est bien la marche qui prime ici, avec des passages techniques et une difficulté conséquente. On comprendra très vite, auprès de ces amoureux de la nature, que le fait d’être nu est quasiment secondaire. D’une part parce que les Randonneurs Nus de Provence ne sont pas prosélytes et acceptent volontiers les gens habillés ("les textiles", comme ils sont nommés), d’autre part, car une fois dans le plus simple appareil, pourvu qu’on ait de bonnes chaussures de marche, toutes nos peurs et nos inhibitions sont vite évacuées.
"Quand tout le monde est nu, plus personne n’est nu"
Fini la fixette sur l’aspect potentiellement sexuel d’une telle démarche. "Certaines personnes nous ont rejoints dans l’idée de faire des rencontres, elles ont vite déchanté en comprenant qu’elles ne trouveraient rien auprès de nous", explique d’emblée Eric Boncompagni, notre guide du jour, qui crapahute déjà dans les contreforts d’un sentier qui nous emmènera jusqu’à la montagne du Cheiron. Fini les éventuels complexes, la peur d’être examiné sous tous les angles ou le possible inconfort causé par de petits insectes qui auraient l’idée saugrenue de vouloir se cacher là où le soleil ne brille pas. "Quand tout le monde est nu, plus personne n’est nu".
Qui plus est, le groupe d’hommes présents ce jour-là est loin d’être homogène. Si la majorité de la soixantaine des adhérents est masculine (la plupart viennent habituellement accompagnés de leurs épouses), leurs motivations et expériences sont diverses. Pour Eric, 50 ans et naturiste "depuis aussi loin que [je] me souvienne", tout ceci est tellement habituel qu’il se sent parfois mal à l’aise quand il porte des vêtements. Hervé, un homme d’une soixantaine d’années, ne dit pas du tout la même chose : "c’est la première fois que j’enlève mes fringues, normalement je les garde, mais comme nous sommes peu nombreux aujourd'hui, ça me va. Je n’ai pas peur du regard ou du jugement des autres, mais je suis plus à l’aise en petit comité."
Enfin, Robert, également la soixantaine, cherchait simplement un club de randonnée classique à l'origine, lorsqu’il est tombé sur l’association il y a plusieurs années. Lui qui n’était pas, a priori, un adepte de naturisme ("à part sur quelques plages de la région"), "a trouvé un groupe de personnes ouvertes, sympathiques et dynamiques". Difficile de le contredire.
Les Randonneurs Nus de Provence, l’un des clubs les plus actifs de France dans sa catégorie, tient à cette réputation. Jeunes gens hésitants, personnes religieuses, débutants, familles… les rejoignent régulièrement pour des virées. Une ouverture due à la facilité de contact de son charismatique président, qui trouve toujours les meilleures pistes "à l’abri de la foule" et sait convaincre les réticents.
Montrer patte blanche pour enregistrer l'association auprès de la police
Eric et ses amis sont inarrêtables sur les espèces de plantes et d’arbres qui jalonnent notre parcours dans des contreforts ombragés à flanc de colline, et l’on sent bien que le fait d’être nu serait un non-sujet s’il n’y avait pas l’encombrante présence des questions d’un journaliste curieux. "Cela nous arrive rarement de tomber sur des personnes malveillantes, certains se plaignent, notamment quand ils sont accompagnés d’enfants, mais en principe, nous arrivons à désamorcer les situations délicates avec de l'humour", assurent-ils.
"Lorsqu’on croise du monde, il nous arrive simplement de nous rhabiller, après tout, nous vivons en société et ne sommes pas là pour choquer. Nous ne sommes pas radicaux", abonde Eric, qui a su convaincre son épouse, catholique pratiquante et peu encline à la nudité en public, des bienfaits du naturisme en forêt et ailleurs. Elle est désormais conquise. La compagne de Robert, elle, apprécie moins cette pratique. Anecdote étonnante : il a fallu tout de même montrer une patte sacrément blanche à la police, lorsque l’association fut créée en 2010, pour prouver que ses activités ne seraient pas à même de constituer des "attentats à la pudeur". Preuve que les mentalités ont du mal à changer.
Nu au milieu de ses semblables, pas de masculinité toxique
Nous voilà donc partis, quatre hommes ce jour-là, à l’assaut de la montagne du Cheiron depuis Gréolières-Les-Neiges, une calme station de ski familiale des Alpes-Maritimes, qui attend les touristes estivaux, dans ce Parc naturel régional des Préalpes d'Azur empruntant davantage aux montagnes majestueuses qu’à la Côte d’Azur, pourtant relativement proche (une heure de route), de laquelle il tire aussi son nom.
Passée la route qui bifurque vers un chemin assez peu connu des marcheurs, on se met dans le plus simple appareil en remisant tee-shirt, short et caleçon dans le sac à dos, fidèle compagnon qui devient soudainement le seul équipement visible (avec les chaussures, les chaussettes et les chapeaux). La crème solaire est de sortie, et la conversation, banale et sympathique, oscille entre Covid, météo, parcours de chacun, sports et rénovations de fermettes. Tout ce beau monde étant nu, la masculinité toxique qu’on prête si souvent aux hommes hétéros semble s’être évanouie dans la nature.
La marche est sportive, on s’arrête souvent mais l’effort est réel sur cette boucle de plus de 10 kilomètres, avec 650 mètres de dénivelé. Une chose est sûre, le corps n’est pas gêné par la transpiration excessive retenue par des couches inutiles de textile, il fait plutôt bon et, cachés dans la forêt ou au sommet d’un col, on constate avec étonnement que notre situation n’est même plus incongrue, après les premiers 200 mètres. Cette nouvelle "normalité" s’avère plutôt agréable, même pour un novice. Difficile d’expliquer ce sentiment humble de lâcher-prise.
Coups de soleil et sacs à dos bleus
"Attention aux coups de soleil, messieurs !" La blague, lancée contre notre groupe avec un grand sourire par un VTTiste aussi âgé que le groupe d’hommes nus que nous accompagnons, est la seule remarque sur nos corps que nous entendrons de toute la journée. Elle nous ramène aussitôt à notre condition du moment, mais le vélocipédiste s’arrête aussitôt pendant cinq minutes pour nous demander son chemin, et semble déjà avoir oublié les modalités pas banales de notre activité saturnale. Pas un coup d’œil, pas d’autre blague plus grivoise. Il repart, haletant à peine sur sa monture électrique.
"Les gens qui nous croisent s’arrêtent fréquemment pour nous parler, mais ce n’est jamais bizarre, assure Eric. On essaie, par respect, de fréquenter les chemins les moins empruntés et de partir très tôt le matin, mais c’est à peu près tout". Nous nous sommes en effet levés à 7 h ce samedi-là, afin d’honorer la promesse de rendez-vous près des cimes vers 9 h. C'est l'assurance de ne croiser presque personne, même sur des chemins balisés.
Après un pique-nique pris sur des troncs d'arbre au beau milieu de la forêt (attention aux tics, qu'on soit nu ou vêtu), le reste de la boucle se fait plus raide et technique, les traits se creusent et l'on se tait. Des troncs ont été couchés par la tempête Alex en octobre 2020, et il faut s'entraider en portant les sacs des camarades, afin de passer quelques obstacles. Cependant, malgré les difficultés du parcours, on n'a à aucun moment le sentiment d'une vulnérabilité exacerbée à cause de nos corps nus près des branches et des feuillages. Au contraire, ces derniers s'ajustent et l'on se sent plus souple et adaptable.
"Ce n'est pas fait pour tout le monde, mais il faut tester", estime Eric, notre guide, qui promet qu'il est difficile de revenir en arrière une fois qu'on a goûté aux joies de la randonue. À la fois sport et philosophie de vie, cette pratique somme toute "ancestrale" ramène forcément aux origines de l'Homme, lorsque nous parcourions la Terre avec peu de vêtements à la recherche d'endroits où s'établir. Mais elle rappelle aussi à quel point le tout que nous formons avec la planète est un équilibre fragile. "Nous avons un terrain de jeu superbe, il faut absolument le protéger", conclut l'un des randonneurs.