2023 M07 31
Les faits sont connus : alors qu’elle était à Vilnius, en Lituanie, pour le tournage d’un téléfilm, l’actrice Marie Trintignant est rejointe par son compagnon, le chanteur du groupe Noir Désir, Bertrand Cantat. Dans la nuit du 26 au 27 juillet, une dispute éclate entre eux deux, et le rockeur la roue de coups. Inanimée, Marie Trintignant est portée à son lit mais sans que son compagnon n’appelle de médecin. Lorsque les secours interviendront pour l’hospitaliser au matin, elle est dans un coma profond. Rapatriée à Paris les jours suivants, la comédienne décède d'un œdème cérébral consécutif à ses blessures le 1er août. Elle avait 41 ans.
Cas d’école pour la presse
L’affaire fait alors grand bruit en France et le scandale emplit les unes de tous les journaux… mais surtout en raison de la célébrité des deux concernés. Elle était une femme indépendante et une actrice singulière, il était marginal et symbole du refus du show-business. Cette mort est vite réduite à une tragédie romantique et non à un drame sociétal pourtant répandu : les violences conjugales.
Le terme « féminicide » n’existait pas en 2003 mais, à lire la presse de l’époque, on dirait que celui de « violence conjugale » non plus. Comme le montre la rédaction de 20 Minutes, les titres d’alors préfèrent parler d’ « accident », de « querelle », ou de triste résultat d’un amour passionnel. Ce concept de violence conjugale semble cantonné à une classe prolétaire où l'on gifle les épouses et où l'on fesse les enfants, le plus souvent sous l’emprise de l’alcool. C’est pourtant bien ce type de crime qui s’est déroulé cette nuit-là à Vilnius.
Évolution salutaire du vocabulaire : féminicide. ⤵️
— Pr. Virginie Martin (@VirginieMartin_) July 26, 2023
Affaire Cantat : Vingt ans après le meurtre de Marie Trintignant, la lente révolution des médias sur les féminicides. https://t.co/HJuOZbB6o9
La dispute a éclaté suite à un message de l’ancien compagnon de Marie Trintignant (l’acteur Samuel Benchetrit) qui a déclenché la jalousie de Bertrand Cantat. Un phénomène bien identifié dans les féminicides, l’agresseur ressentant comme un affront personnel les choix de sa partenaire, comme si la femme lui appartenait pleinement.
Faits minimisés, violence exacerbée
L’audition menée par les juges lituaniens (diffusée par M6 en 2019) présente une défense hélas devenue classique : l’accusé a cherché à minimiser les faits et sa responsabilité avant de dénigrer la victime. Dans son témoignage Bertrand Cantat évoque ainsi un « accident » dont « aucun coup porté, véritablement qui pouvait donner la mort ». Accrochez-vous, la suite est choquante.
Sa version des faits parle de 4 à 6 « gifles » quand le rapport décompte 19 blessures dont des « coups directs » au visage ainsi que le sectionnement des nerfs optiques résultant de « secousses multiples et violentes ». La défense évoquait une chute contre un radiateur, alors que les légistes constatent une ecchymose à la tête sans fracture, incapable de créer l’œdème crânien qui ne peut provenir que des coups portés.
Ce que «l'affaire Cantat» nous apprend sur les féminicideshttps://t.co/FAY5QLBenr pic.twitter.com/PvEn6C3vwN
— Madame Figaro (@Madamefigaro) July 26, 2023
La défense s’est aussi appliquée à rabaisser Marie Trintignant : Cantat décrivant une femme agitée, « hystérique » et alcoolique. Ses avocats préciseront que la comédienne avait eu 4 enfants issus de 4 unions, comme pour la montrer en femme instable.
De leur côté, les associations féministes rappellent que 32 % des féminicides avaient des antécédents violents. Justement, divers témoignages d'ex-compagnes ont depuis montré que Bertrand Cantat était « impulsif », se droguait et avait lui-même eu un comportement agité, voire violent.
L’autre #MeToo
Cette affaire aura mis du temps à passer et le groupe Noir Désir n’y survivra pas. Mais il aura fallu 15 ans de plus pour qu’on la reclasse en féminicide. « Notre regard sur les violences faites aux femmes a évolué, notamment ces dernières années avec #MeToo » concède le rédacteur en chef de 20 Minutes, Floréal Hernandez, reconnaissant qu’à l’époque le phénomène était inconnu des journalistes
Depuis on appelle un chat un chat et les conjoints violents sont explicitement comptés comme tels dans les statistiques. La France a lancé un grand plan de modernisation de la justice sur ces drames. On aurait pu croire que l’affaire aurait eu un effet de choc… mais ce n’est pas le cas.
Le rapport du ministère de l’Intérieur affichait 20 % de féminicides de plus entre 2020 et 2021 (122 femmes ont perdu la vie sous les coups de leur compagnon) et les associations parlent d’ores et déjà d'une année noire... La semaine dernière, Lio (amie proche de Marie Trintignant) déplorait que le meurtre d’une femme ne soit puni que de 4 ans de prison (la peine effectivement purgée pour bonne conduite par Bertrand Cantat).
Pourtant, le changement est là : il n’est plus possible de déguiser ces actes ni de fuir sa responsabilité. L’avocate et militante des droits des femmes Gisèle Halimi avait averti dès l’été 2003 : « La violence conjugale tue. Marie Trintignant, par sa fin tragique, en devient un symbole. »
💬 Lio, 20 ans après le meurtre de Marie Trintignant : «Quatre ans de prison, c’est ce que vaut la vie d’une femme ?»
— Libération (@libe) July 27, 2023
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Crédit photo Une : Marie Trintignant - Tes rêves brisés, documentaire de Nadine Trintignant.